Semaine d’ébullition au sein de l’UE : imposition des crypto-actifs et règlement MiCA à l’honneur !
4 octobre 2022 : résolution du Parlement européen sur la fiscalité des crypto-actifs
Les députés européens ont adopté le 4 octobre dernier une résolution non contraignante appelant à une meilleure utilisation de la blockchain pour lutter contre l’évasion fiscale et à une coordination des États membres sur la taxation des actifs cryptographiques.
La lutte contre l’évasion fiscale
La résolution précise que les actifs cryptographiques, ou crypto-actifs, doivent être soumis à une fiscalité juste, transparente et efficace, tout en invitant à un traitement fiscal simplifié pour les commerçants occasionnels ou de petite taille, et les petites transactions.
A cette fin, la Commission est appelée à évaluer les manières dont les différents États membres taxent les actifs cryptographiques et à identifier les différentes politiques nationales en matière de lutte contre l’évasion fiscale dans le domaine des crypto-actifs.
Les députés appellent également à une définition claire et largement acceptée des actifs cryptographiques (à ce point de vue, ils devraient être exaucés avec les distinctions opérées par le règlement MiCA).
Une règlementation européenne sur la fiscalité des crypto-actifs en vue
Point important, ils suggèrent de prendre en compte, après évaluation, la conversion d’un crypto-actif en monnaie fiduciaire comme fait générateur de l’imposition (« taxable event »), et soulignent la nécessité de déterminer le lieu de l’événement imposable s’agissant des échanges d’actifs cryptographiques transfrontaliers.
La blockchain pour optimiser l’efficacité fiscale
La résolution identifie la blockchain comme l’un des instruments disponibles pour faciliter une collecte efficace des impôts, dès lors que ses caractéristiques uniques pourraient offrir une nouvelle façon d’automatiser la collecte des impôts, limiter la corruption et assurer une meilleure identification de la propriété des actifs corporels et incorporels permettant de mieux taxer les contribuables mobiles (« mobile taxpayers »).
Les députés invitent également à identifier les meilleures pratiques d’utilisation de la technologie – celle des blockchains en particulier – pour améliorer la capacité d’analyse des administrations fiscales, et appellent la Commission à mieux intégrer l’utilisation de la blockchain dans les différents forums et programmes traitant de la fiscalité.
La blockchain comme instrument fiscal de taxation … des transactions sur la blockchain ?
La blockchain tend à devenir un lieu commun de la politique fiscale, en somme, signe de sa démocratisation, de sa normalisation et de son omniprésence …
5 octobre 2022 : adoption du règlement MiCA par le Conseil européen
Le Comité des représentants permanents du Conseil européen a approuvé, 5 octobre dernier, le texte de compromis final en vue d’un accord définitif des autorités européennes pour l’adoption du règlement MiCA (« Market in Crypto-Assets »).
Cette décision fait suite à l’accord provisoire qui avait été entériné par le Conseil européen et le Parlement européen le 30 juin dernier, sur lequel nous nous étions déjà arrêtés dans notre Breaking News #5.
La balle est donc désormais dans le camp du Parlement européen, qui se prononcera en principe, à travers sa Commission des affaires économiques et monétaires, dès la semaine prochaine.
Dans quelques jours, donc, c’est un texte de plus de 375 pages qui sera définitivement adopté. De quoi effrayer aussi bien l’analyste que l’écosystème.
Le règlement MiCA en passe d’être définitivement adopté
Mais soyons objectifs : il n’est pas si incongru que cela de voir les autorités régulatrices frapper fort d’entrée, compte tenu des inconnues nombreuses qui entourent les crypto-technologies et des krachs-hacks-scandales récents que connaît le marché des crypto-monnaies. On peut d’ores et déjà se rassurer en pariant que lorsque les autorités européennes et nationales auront pris l’entière mesure de ce nouveau marché régulé, des assouplissements, parfois importants, interviendront. Les excès de la réglementation actuelle ne sont finalement qu’à la mesure des interrogations, incertitudes et interrogations qui jalonnent la réflexion actuelle des législateurs.
Quoi qu’il en soit, nous avons jusqu’au début de l’année 2024, date prévue de prise d’effet du règlement MiCA, pour nous pencher sur la portée de cette nouvelle réglementation.
L’emprise progressive de l’Union européenne sur la crypto-économie est actée
Conseil et Parlement européens adoptent un accord provisoire en vue de l’adoption définitive du règlement MiCA !
Cet accord provisoire entériné par le Conseil européen et le Parlement européen le 30 juin dernier s’inscrit dans le cadre du travail législatif qui prolonge la Proposition de règlement « sur les marchés de crypto-actifs » (dit « MiCA » pour « Markets in crypto-assets ») publiée par la Commission européenne le 24 septembre 2020.
Il accompagne l’accord provisoire conclu le 29 juin précédent entre le Conseil et le Parlement relatif à la refonte du règlement « Transfert de fonds » (« TFR »), qui concerne plus spécifiquement la question de la lutte contre blanchiment d’argent et le financement du terrorisme à l’occasion des transferts de crypto-actifs. C’était l’objet de notre Breaking News #4.
Bref rappel au sujet de « MiCA »
Ainsi qu’il a été vu dans notre article « Régulation – Règlement MiCA #1 : l’Europe à l’heure des enjeux de la crypto-finance », les autorités européennes entendent, à travers ce futur règlement, proposer un cadre juridique rassemblant les crypto-actifs non couverts par la législation existante sur les services financiers, les émetteurs de crypto-actifs et les prestataires de services sur crypto-actifs, et conciliant des objectifs partiellement hétérogènes :
• d’un côté, soutenir l’innovation et le développement de la technologie des registres distribués (DLT), assurer la promotion du développement des crypto-actifs, et renforcer le potentiel offert par la finance numérique décentralisée (DeFi) sur le plan de l’innovation et de la concurrence ;
• de l’autre, limiter les risques à l’égard des consommateurs et investisseurs, notamment du fait de la fraude, des cyberattaques, des manipulations de marché ou des atteintes à la stabilité financière ou monétaire que pourrait engendrer cette nouvelle économie numérique.
L’accord provisoire du 30 juin touche à des questions variées. Leur importance pour l’écosystème des crypto-technologies et pour les acteurs de la finance décentralisée invite à les exposer synthétiquement.
Une responsabilité des prestataires de services sur crypto-actifs affirmée
Partant du constat selon lequel les droits actuels des consommateurs sont très limités, notamment s’agissant des recours dont ils disposent, en particulier s’agissant des transactions réalisées en dehors de l’UE, l’accord provisoire précise que les nouvelles règles devront faire peser des exigences de protection fortes sur les prestataires de services sur crypto-actifs (les CASP, pour « crypto asset service providers »).
Ces derniers verront notamment leur responsabilité engagée en cas de perte de crypto-actifs appartenant aux investisseurs. Les prestataires semblent ainsi tenus d’une obligation de résultat qui frise même l’obligation de garantie : celle d’assurer l’intangibilité des actifs du client par devers toute défaillance opérationnelle (fait du prestataire), ainsi que toute opération de piratage et de hackage (fait du tiers). Ce faisant, le Conseil et le Parlement ouvrent très largement la porte aux futurs procès en responsabilité contractuelle.
Les conditions des futures actions en responsabilité sont précisées
Une responsabilité de tout opérateur sur le marché des crypto-actifs facilitée
L’accord provisoire annonce également que le règlement MiCA couvrira les cas d’abus de marché sur n’importe quel type de transaction ou de service, notamment en matière de manipulation de marché et de délit d’initié.
Un moyen de dire que la responsabilité de tout intervenant sur le marché des crypto-actifs pourra être engagée en pareilles circonstances.
Obligations déclaratives et exigences environnementales
L’accord provisoire prévoit que les acteurs du marché des crypto-actifs devront rendre publiques des informations permettant de préciser leur empreinte environnementale et climatique.
Le contenu, les méthodes et la présentation de ces informations seront définies par référence aux normes techniques et réglementaires que l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) élaborera pour tenir compte des principales incidences négatives que les différentes activités des acteurs du secteur peuvent avoir sur l’environnement et le climat.
La fin du suspens : l’absence d’interdiction de la « Proof of Work »
Inutile de rappeler le psychodrame qui avait agité la cryptosphère au cours du dernier trimestre de l’année 2021 et des premiers mois de l’année 2022, alors qu’il semblait que le Parlement européen s’engageait dans la voix de l’interdiction pure et simple des crypto-technologies reposant sur un système de validation par preuve de travail (PoW), condamnant ainsi sans autre forme de procès bitcoin et mineurs à quitter le navire européen.
La commission des affaires économiques et monétaires du Parlement avait heureusement fait retomber la pression à l’occasion du vote d’une résolution, le 14 mars 2022, écartant le principe de l’interdiction. Par ce vote, les parlementaires concernés, revenus à la raison, s’étaient contentés de demander à la Commission européenne de présenter aux députés, avant le 1er janvier 2025, « une proposition législative incluant dans le système de classification « dit taxonomie de l’UE pour les activités durables » toute activité de minage de crypto-actifs contribuant de façon substantielle au changement climatique ».
La prise en compte de critères environnementaux
C’est dans cette même veine que l’accord provisoire du 30 juin prévoit que la Commission européenne devra, dans les deux années à venir, fournir un rapport sur « l’impact environnemental des crypto-actifs et l’introduction de normes minimales de durabilité obligatoires concernant les mécanismes de consensus, notamment la preuve de travail ».
Avec les progrès réalisés ces dernières années sur un plan énergétique par les fermes de minage, la commercialisation et la production de bitcoins devraient avoir de beaux jours devant elles sur le continent de l’UE.
Il faut en tout état de cause reconnaître que l’interdiction pure et simple des protocoles fonctionnant sur la base d’un système de validation par preuve de travail aurait été totalement irraisonnée : outre le fait que de la preuve de travail conservera une utilité indéniable pour les applications qui requièrent une sécurité et une authentification absolues des opérations enregistrées sur la blockchain, des protocoles ingénieux, comme le projet de « Chainweb » de Kadena, sont aujourd’hui capables de proposer des systèmes qui, bien que reposant sur la « PoW », sont dotés d’une très haute scalabilité et se caractérisent, de ce fait, par une consommation énergétique faible. Leur interdiction de principe eût été incompréhensible.
Des stablecoins placés sous étroite surveillance
Conseil et Parlement font expressément référence aux « derniers événements sur les marchés des soi-disant « stablecoins » » pour rappeler les risques encourus par les investisseurs en l’absence de réglementation, tout comme « les impacts potentiels sur les autres crypto-actifs ».
C’est bien évidemment au « Terra » que les autorités européennes font allusion, le stablecoin algorythmique du protocole Luna, désigné sous l’acronyme « UST », à l’occasion de la crise de la deuxième semaine du mois de mai qui a conduit en quelques jours à peine à l’annihilation quasi complète de la valeur de l’un comme de l’autre de ces crypto-actifs, à la suite de la dé-collatéralisation (« de-peg ») du Terra par rapport à sa monnaie de référence, le dollar américain (sur cet épisode marquant pour la cryptosphère, v. par exemple Le Journal du coin). On sait également que le stablecoin algorythmique du protocole Tron, l’USDD, a dans la foulée suscité de réelles inquiétudes alors que des prémices de « de-peg » sont apparues au cours du mois de juin dernier, provoquant une baisse de l’altcoin Tron (TRX) (à ce sujet, v. par exemple cryptonaute.fr).
Des règles et ratios stricts pour les stablecoins
Aux termes de l’accord provisoire, Conseil et Parlement indiquent que le règlement MiCA exigera des émetteurs de stablecoins (qui devront obligatoirement être présents sur le territoire de l’UE), qu’ils constituent une réserve suffisamment liquide, avec un ratio de 1/1 et en partie sous forme de dépôts. Les stablecoins purement algorythmique seront en conséquence prohibés.
Il est également annoncé que les règles qui régiront le fonctionnement des réserves prévoiront également une « liquidité minimale adéquate » afin notamment que chaque détenteur de stablecoins puisse se faire rembourser « à tout moment et gratuitement » par l’émetteur.
L’accord prévoit en outre que tous les « stablecoins » seront supervisés par l’Autorité bancaire européenne (ABE).
Enfin, l’accord annonce la limitation du développement des jetons qui se réfèrent à un ou des actifs (les « asset-referenced tokens » ou « ART ») fondés sur une devise non européenne, utilisés en tant que moyen de paiement, dans le but de préserver la souveraineté monétaire européenne. Les émetteurs de ces jetons devront par ailleurs eux-aussi avoir leur siège au sein de l’UE afin de permettre une surveillance et un suivi appropriés des offres au public des jetons « ART ».
Les NFT exclus de la règlementation « MiCA »
L’accord provisoire précise que les jetons non fongibles (NFT), qui se distinguent des jetons « ART », seront exclus du champ d’application du règlement MiCA.
Présentés comme des « actifs numériques représentant des objets réels tels que des œuvres d’art, de la musique et des vidéos » (alors qu’ils offrent potentiellement bien d’autres figures, comme les tags de produits commerciaux, les droits de titularité de parcelles créées dans des métavers, les jetons issus de la tokenisation de certains biens immobiliers physiques, etc.), certains NFT pourraient néanmoins être soumis à la réglementation MiCA, indiquent le Conseil et le Parlement, dès lors qu’ils entreraient dans les catégories existantes de crypto-actifs (on pense ici aux NFT fractionnables).
La spécificité des NFT reconnue
Enfin, l’accord invite la Commission européenne, dans un délai de 18 mois, à préparer une évaluation complète et, si cela est jugé nécessaire, à évaluer la nécessité de proposer un régime réglementaire spécifique pour les NFT tout en pointant les risques que ce nouveau marché pourrait faire apparaître.
L’activité de prestataire de services sur crypto actifs soumise à autorisation
L’accord provisoire prévoit également que les prestataires de services sur crypto‑actifs (les CASP) auront besoin d’une autorisation pour exercer leurs activités au sein de l’UE. Cette autorisation sera délivrée dans chaque Etat membre par les autorités nationales dans un délai de trois mois à compter d’une demande conforme. En France, l’autorité en cause sera logiquement l’AMF.
L’accord introduit une distinction entre les CASP en visant spécifiquement « les plus grands prestataires de services sur crypto-actifs » (des critères et seuils devront donc être arrêtés pour les isoler des autres prestataires). Les autorités nationales, est-il indiqué, auront à transmettre régulièrement des informations pertinentes à l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) à leur sujet.
Un accord provisoire doté d’une simple valeur indicative
A ce stade, l’accord provisoire ne dispose d’aucune valeur normative. Il constitue en revanche une feuille de route claire qui alimentera le travail des instances européennes sur les aspects techniques et les dernières orientations du futur règlement, lequel devra in fine être soumis au vote du Parlement en séance plénière.
Bilan
Cet accord provisoire est plutôt encourageant. Il semble relativement équilibré alors que la période troublée que traverse actuellement l’écosystème des crypto-actifs aurait pu servir de prétexte aux autorités européennes pour durcir le ton. L’objectif reste le même : « soutenir l’innovation et l’adoption de nouvelles technologies financières tout en assurant un niveau approprié de protection des consommateurs et des investisseurs ». Or, le niveau de protection en question ne paraît avoir été monté d’un cran par rapport à l’étiage fixé par la Proposition de règlement du 24 septembre 2020.
Ainsi, l’interdiction des protocoles fondés sur la preuve de travail (PoW) n’est plus à l’ordre du jour. Le commerce et le minage de bitcoins pourront donc avoir lieu sur le territoire de l’Union européenne. La spécificité des NFT, qui est indéniable, est pour sa part reconnue et traitée comme telle.
Le compte à rebours est lancé en vue de l’adoption définitive du règlement MiCA
Encore faut-il demeurer prudent, car l’accord reste évasif et même muet sur certaines questions fondamentales. La DeFi et ses divers protocoles (lending, stacking, pools de liquidités, etc.) ne sont pour leur part pas évoqués dans le communiqué de presse du Conseil européen du 30 juin, ce qui semble confirmer l’idée initiale selon laquelle la finance décentralisée est placée hors du périmètre du règlement MiCA … qui a toutefois spécifiquement pour objet la « finance numérique ». L’ambiguïté des termes impressionne. Des clarifications devront être faites (v. par exemple l’analyse de l’accord publiée sur bitcoin.fr). On peut en toute hypothèse aisément imaginer qu’une réglementation ad’hoc portant sur la DeFI émergera, au plan européen ou au plan national.
En outre, le climat économique général, le cycle baissier actuel des crypto-monnaies, l’importance des moins-values enregistrées par de très nombreux investisseurs, les avatars et « scandales » qui ont émaillé le monde de la crypto-économie ces dernières semaines (Terra, Celsius, 3 Arrows Capital, BlockFi, etc.) peuvent toujours inviter les autorités européennes à réviser leurs lignes directrices. Le chemin est encore long jusqu’à la version définitive du règlement MiCA. Aussi l’écosystème des crypto-actifs a-t-il tout intérêt à se faire discret au cours des prochains mois et à se montrer en toutes circonstances sous son meilleur jour.
Nomen, notions, concepts – Ex facto jus oritur, ou le passage du fait au droit
La législation en quête de ses notions et concepts
La Proposition de règlement décline certaines notions nées hors du droit, dans l’univers purement factuel et technologique de la communauté des programmeurs et développeurs. Ces notions entrent progressivement par la grande porte dans l’univers du discours juridique. La Proposition de règlement MiCA accentue encore le mouvement.
Les principaux nomen de la Proposition de règlement
Les instances européennes, comme il a été vu, se montrent conscientes de la spécificité du sous-jacent technologique novateur sur lequel reposent les crypto-actifs, et plus généralement la finance décentralisée (DeFi). Car, en effet, expose la Proposition de règlement, les « crypto-actifs sont l’une des principales applications de la technologie de la chaîne de blocs dans le domaine financier ».
Le mot magique est lâché : chaîne de blocs, ou blockchain. Ce protocole informatique et numérique crypté est la matrice de la finance de demain. Et de bien d’autres applications encore, qui irrigueront le commerce adossé au Web 3.0. Les instances européennes le savent. Elles ont suffisamment été alertés par l’Autorité bancaire européenne (ABE) et l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) de la « forte hausse de la capitalisation boursière des crypto-actifs en 2017 », rappelle la Proposition. Et aussi, ne soyons pas dupe, des menaces que cette finance numérique décentralisée pourrait rapidement faire peser sur la finance classique. Or, cette nouvelle économie repose toute entière sur un écosystème regroupant une multiplicité de blockchains.
Quoi qu’il en soit, le terme « blockchain » est passé du langage des « crypto-geeks » et autres « cypherpunks » à celui, châtié, du lexique de l’Union européenne. Preuve de la maturité de la notion. Satoshi aurait-il pu l’imaginer en 2008 ?
A ce stade, on constatera que la notion de blockchain n’est pas définie par la Proposition. Probablement, une définition émergera un jour prochain dans la législation européenne. Ou des définitions, possiblement, car la notion de blockchain n’est pas univoque. Déjà, parce qu’une chaine de blocs peut schématiquement être publique (« permissionless »), et donc pleinement décentralisée, être autorisée (« permissionned ») ou être totalement privée, et donc fermée et centralisée bien que partagée entre quelques participants. Ensuite, parce qu’une blockchain peut être unitaire et linéaire, reposer sur une intrication de chaines de blocs comme dans le projet de « Chainweb » de Kadena, et/ou fonctionner en couches superposées (layers), avec une blockchain principale et une blockchain secondaire, une « sidechain », qui présente ses propres spécificités (comme c’est par exemple le cas de « Kuro », qui travaillera en layer 2 combiné au layer 1 « Chainweb » dans le projet Kadena.
« La technologie de la chaîne de blocs »
La Proposition consacre d’autres notions bien connues à la fois des crypto-geeks en T-shirts, des « DeFiers » en sweats noirs et des financiers les plus décravatés. A commencer par celle de stablecoins, que la Proposition traduit par « jetons de valeur stable ». Tout en reconnaissant, en septembre 2020, que « si le marché des crypto-actifs demeure de taille modeste et ne constitue pas actuellement une menace pour la stabilité financière », les institutions européennes alertent : sous l’angle des stablecoins, et plus particulièrement des « jetons de valeur stable de niveau mondial (global stablecoins) », la « situation pourrait évoluer » au point de porter atteinte à la stabilité financière. Bigre !
Token et DLT font également leur apparition, puisque le but des travaux initiés par la Proposition est d’ « instaurer un cadre européen qui permette à la fois la création de marchés de crypto-actifs, la tokénisation des actifs financiers traditionnels et un recours plus massif à la DLT dans les services financiers ». Ce qui, au passage, selon les instances européennes, implique d’élargir la notion d’instrument financier afin d’y englober ceux d’entre eux qui, précisément, reposent sur cette « DLT », et de mettre en place un régime pilote pour les infrastructures de marché qui reposent sur la « DLT ».
Quelques mots d’explication s’imposent.
Le « token » n’est rien autre qu’un jeton dématérialisé qui représente les droits, ou une fraction d’entre eux, dont un individu peut disposer sur un crypto-actif sous-jacent, et qui garantit à chaque instant la part de droits et de valeur qu’il détient dans ledit actif, sa titularité exclusive en tant que propriétaire du jeton et l’origine de cette titularité. En somme, c’est une unité de valeur numérique authentifiable et traçable, bien qu’anonymisée car cryptée.
L’archétype du token est celui que constitue chaque unité qui compose une cryptomonnaie : la monnaie Bitcoin (BTC) sera composée à terme de 21 millions de tokens, celle de Ripple (XRP) est déjà constituée de 100 milliards de tokens. Certaines, comme la monnaie de Binance (BNB), ont un nombre de tokens qui évolue entre un plancher et un plafond au gré des opérations de création ou de « burn » de jetons. Tout dépend du protocole défini par les créateurs dans leur white paper, cette charte initiale qui décline les paramètres du projet crypto-numérique envisagé.
Tokens fongibles
Appliqué à une monnaie numérique, à une cryptomonnaie, donc à un crypto-actif, la « tokenisation » n’est autre que le processus qui permet, sur la blockchain qui la soutient, de fractionner l’actif qu’elle représente en une multiplicité de jetons afin de lui conférer une liquidité et une négociabilité quasi parfaites.
En présence d’un token non fongible (un « non fungible token », donc, ou « NFT »), l’opération de tokenisation tend à remplir la même fonction, mais selon des modalités différentes, adaptées à la spécificité de l’actif sous-jacent : l’idée est de rendre l’actif plus liquide et de renforcer sa négociabilité en l’incarnant en un jeton numérique qui exprimera sa valeur, soutiendra sa singularité et son absence de réplicabilité, et garantira son authenticité en faisant de lui un bien pleinement singulier. Un « corps certain crypto-numérique », en somme, à la titularité indiscutable.
Non Fungible Token = Corps Certain Numérique
L’écosystème assis sur les blockchains, fait-on observer, rend possible pas moins que la « tokenisation de l’économie », ou à tout le moins d’un pan de celle-ci, via un processus de digitalisation de valeurs que l’économie numérique permet aujourd’hui de déployer avec facilité (v. par ex. D. Legeais, Blockchain et actifs numériques, 2e éd., LexisNexis, 2021, n° 15 et s., p. 8 et s. ; sur la tokenisation dans le domaine des « actifs numériques », v. du même auteur Juriscl. Banque et Bourse, Fasc. 535, Actifs numériques et prestataires sur actifs numériques, 2019, n° 6 et s.).
La « DLT » est l’acronyme de technologie de registres distribués (« Distributed Ledger Technology »). Au sens de la notion exposée par la Proposition de règlement, un registre distribué est une base de données décentralisée gérée par plusieurs participants, dans laquelle l’historique des transactions est enregistré par une pluralité d’acteurs (en l’occurrence les mineurs). Ces derniers enregistrent et valident les transactions simultanément. Les enregistrements font l’objet d’un horodatage unique et d’une signature cryptographique qui garantit la sécurité et l’incorruptibilité des opérations et du réseau. La blockchain « open source », ou publique, n’en est qu’une variété particulière, même si elle constitue l’archétype du registre distribué (sur les différentes variétés de « DLT », on consultera avec intérêt D. Legeais, Blockchain et actifs numériques, n° 28 et 29, p. 18-19 et, par exemple, un bref article du Journal du coin, Les technologies de registres distribués (DLT).
Du nomen descriptif à la notion juridique consacrée
Les crypto-technologies et la finance décentralisée (DeFi) que ces technologies rendent possibles ont fait naître un nombre très important de termes techniques nouveaux. Il n’y a là que réitération d’un phénomène classique, qui se produit à chaque apparition d’une nouvelle technologie à fort impact qui induit de nouvelles activités et de nouveaux métiers. Ce fut le cas avec l’invention du moteur à vapeur puis à explosion qui nous fit entrer dans l’ère du machinisme, avec l’invention des microprocesseurs qui nous fit entrer dans l’ère informatique, et enfin plus récemment avec l’élaboration des protocoles informatiques de mise en réseau des ordinateurs qui nous éleva à l’ère d’internet. C’est indiscutablement le cas aujourd’hui avec l’avènement de l’écosystème des blockchains, dont les innovations et les potentialités économiques qu’il offre sont telles qu’on peut d’ores et déjà parler, sans risque de se tromper, de nouvelle ère, celle des crypto-technologies et de la décentralisation, et même de révolution. D’une révolution qui n’est peut-être pas moins qu’à la hauteur de la révolution industrielle elle-même, dont internet n’aura finalement été que le raffinement et l’aboutissement ultimes. L’avenir nous dira si la mise en perspective de ces deux époques et de ces deux types de technologies fait sens.
Logiquement, sous nos yeux, un nouveau langage se crée et un vocabulaire inédit foisonne et s’impose. Au point que des lexiques impressionnants ont fleuri, aussi bien au gré d’initiatives individuelles à visée de vulgarisation (notamment sur les nombreux sites consacrés à la « crypto » : par exemple sur bitcoin.fr, sur coinacademy.fr, sur cryptoast.fr, sur cryptoencyclopédie.com, etc., ou même sur des sites plus généralistes, comme celui de BFM Business) que d’initiatives plus officielles réalisées à des fins d’information prénormative, comme c’est le cas du « Glossaire Blockchain » édité par l’Unesco.
Quid facti, quid jus ?
La plupart des termes issus de la pratique de l’écosystème des crypto-technologies ont et conserveront le rang de simples nomen techniques, désignant un simple aspect technique, une fonction, un protocole, etc. D’autres, au contenu nécessairement plus normatif, seront possiblement élevés au rang de notions juridiques. Et quelques-unes d’entre elles deviendront peut-être les grands concepts juridiques de demain.
Du fait au droit – Du nomen à la notion juridique
Ce processus de sélection se fera naturellement. Il ne sera pas simplement le résultat d’un choix législatif ou jurisprudentiel. Nul besoin de démiurge pour promouvoir le fait en droit. Car la maxime ex facto jus oritur exprime une réalité bien plus subtile qu’il n’y paraît (comp. Ch. Atias, Philosophie du droit, 4e éd., PUF, coll. Thémis, 2016, n° 79, p. 387). Le fait brut coexiste en effet inévitablement avec une réalité qui contient déjà en puissance ses extensions juridiques ; il n’appartiendra alors plus qu’à l’ordre juridique de s’en saisir pour les actualiser au gré des besoins que l’écosystème, d’une part, et l’ordre juridique, d’autre part, feront apparaître.
Nul doute que dans cette optique, le recours à l’analyse économique pourra s’avérer précieuse. Naturellement pas dans l’esprit de plaquer les critères exogènes d’une autre discipline sur ce biotope numérique qui existe aujourd’hui à l’état de nature, mais dans celui de capter ses réalités immanentes et d’informer ses virtualités avec une meilleure acuité (comp. Ejan Mackaay et alii, Analyse économique du droit, 3e éd., Dalloz, 2021, passim.).
Jus ex machina
L’heure des définitions a sonné. Et des justes définitions. On a de longue date fait observer, à l’époque de l’explosion de l’informatique et de l’internet naissant, que le développement de ces nouvelles activités techniques au champ lexical propre obligeait les juristes à une rigueur toute particulière (v. P. Catala, Le droit à l’épreuve du numérique – Jus ex machina, PUF, coll. Droit, Ethique, Société, 1998).
Dans cette œuvre définitionnelle, qui se veut par principe rigoureuse, des arbitrages pour partie conscients, pour partie inconscients vont intervenir. En première instance pour déterminer si un nomen du langage courant de l’écosystème des crypto-technologies dispose ou non d’une normativité immanente, et donc d’une profondeur de champ suffisante pourrait-on dire : dans l’affirmative, sa promotion au rang de concept juridique sera entendue ; dans le cas contraire, une autre notion lui sera préférée et il restera lui-même, tel qu’il est, utile pour décrire ce qu’il représente, mais inutile pour animer la réflexion et soutenir le raisonnement.
Le processus de sélection : de l’indifférence à la promotion
L’oscillation, l’ambivalence, l’incertitude et l’hésitation inhérentes aux premières heures de la conceptualisation d’un nouveau terrain d’exploration accompagnent inévitablement le mouvement de sélection ici à l’œuvre, l’un des plus naturels de la construction juridique. Ainsi, fait-on justement observer, « un mot emprunté au langage courant peut aboutir, par une série d’affinements, à un sens spécifique ou être évincé du langage juridique au profit d’un terme technique propre à celui-ci » (J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 5e éd., Dalloz, 2012, n° 209, p. 223). Ce mouvement de sélection, qui accueille et transforme le fait brut, ou au contraire l’ostracise, relève d’un donné métajuridique. A ce titre il est inexorable, implacable.
La catégorie des élus et celle des bannis laisse subsister un entre-deux, qui abrite les nomen « à charge faible » du langage courant. Ceux-là, tout en conservant leur extension technique, en acquerront une autre, conceptuelle celle-là, qui s’agrègera à la première. Ils sortiront indemnes de la sélection, mais ne seront que faiblement promus. Car, fait-on observer, « il arrive que l’on soit obligé de renoncer à toute définition face à des concepts purement qualitatifs qui se comprennent mieux qu’ils ne se définissent » (J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, n° 211, p. 224). C’est finalement à l’importance ou à l’utilité de ce qu’ils représentent et signifient qu’ils devront leur passage du fait au droit, et non à leur aptitude à soutenir la pensée et à induire des solutions. Dans l’architecture juridique, ils seront brique, et non voûte.
Le spectre de la pensée et du discours juridiques se dévoile, qui oscille du fait brut à la définition stricte, en passant par les phénomènes statiques et dynamiques, les notions techniques, les notions juridiques simplement descriptives ou quantitatives à contenu défini, les notions juridiques souples à contenu variable et les concepts normatifs (comp. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, n° 277, p. 300-301). Ce spectre se retrouve de manière invariable lors de toute saisie des activités humaines par le droit. Il planait au-dessus de la conceptualisation juridique des phénomènes d’appropriation, de transfert de valeurs, de production d’œuvres de l’esprit, etc. Il sera encore présent pour l’intégration dans l’ordre juridique des données brutes propres aux crypto-technologies et à leurs multiples applications.
Au terme de ce mouvement, c’est un langage juridique spécifique qui apparaîtra. François Gény, par exemple, écrivait qu’au terme de ce processus émerge « une langue technique, s’appuyant à la langue commune, mais en précisant les termes ou les formes, parfois les dénaturant, au besoin même en changeant tout à fait l’application, de façon à obtenir un idiome spécialement adapté au but poursuivi, et qui finalement lui marque sa place distincte au milieu des confusions, des obscurités et des équivoques de la langue vulgaire » (Sciences et technique en droit privé positif, T. III, Rec. Sirey, 1921, n° 256).
De la langue technique au langage juridique
Aujourd’hui, le dictionnaire qui sert de support à ce langage juridique spécifique est encore presque exclusivement composé de pages blanches. A nous désormais de les remplir. Ce qui ne va pas se faire sans de nouveaux arbitrages.
Logos sui generis oulogosclassique ?
A ce stade, une question reste en suspens. Celle de savoir quel rapport les nouvelles notions techniques issues de l’univers « crypto », pour celles du moins qui ne sont pas que de simples hypostases, entretiendront avec les notions juridiques classiques.
Deux conceptions sont potentiellement envisageables : répondre à la très grande originalité de l’ « écosystème blockchain » en faisant table rase des notions et concepts juridiques traditionnels, ou au contraire les employer en les adaptant à la spécificité de ce sous-jacent très particulier.
La question est ouverte. La première option est certes incroyablement stimulante. Créer ex nihilo une véritable architecture juridique pour définir et régir un écosystème numérique sui generis, voilà une sacrée gageure. Mais ce serait ajouter une inconnue à une équation technologique déjà bien délicate à appréhender. Aussi la seconde option sera privilégiée par les prudents, mais également par les confiants, ceux qui pensent que la plasticité déjà éprouvée de l’ars juris permettra d’absorber la spécificité de ce nouvel écosystème.
Posant la question « quel droit pour la blockchain ? », le Professeur Dominique Legeais écrit par exemple à ce sujet : « Les liens de la blockchain et du droit sont à construire. C’est que la technologie s’est imposée en marge du système juridique (…) Les acteurs de la blockchain se donnent même pour ambition de reconstruire un droit parallèle exclusivement applicable à ce protocole et à ses créations (…) Il y aurait ainsi un corps de règles applicable au monde « fiat » et un système juridique applicable à l’écosystème blockchain. Mais ne s’agit-il pas simplement d’un changement d’appellation pour désigner les mêmes concepts ? On peut se poser la question. Les mécanismes juridiques forgés depuis des siècles ont fait leur preuve. Il semble illusoire de vouloir les remplacer. Tout au plus faut-il les adapter aux nouvelles technologies. Le système juridique a déjà à de nombreuses reprises montré sa faculté d’adaptation (…) L’évolution récente montre une volonté du législateur d’intégrer et de donner une valeur juridique à ces nouvelles créations issues de la technologie. Dans la majorité des cas, il semble donc préférable de tenter d’assimiler les nouveautés aux institutions et mécanismes existants plutôt que de tenter la rupture à tout prix » (in Blockchain et actifs numériques, n° 78, p. 50).
Quel droit pour l’écosystème des crypto-technologies ?
Il faut bien reconnaître qu’une construction juridique ex nihilo, détachée du corpus juridique classique, aussi stimulante soit-elle, risquerait de poser des problèmes insurmontables : en termes de compréhension, d’opérabilité ou d’incertitude judiciaire, et donc de prévisibilité. En outre, elle coexisterait inévitablement avec le discours juridique classique, tant il relève du réflexe reptilien de toujours rattacher sa pensée et son discours à des notions connues et éprouvées. Après tout, la blockchain publique, archétype des registres distribués, n’est-elle pas une « res nullius » d’un nouveau type ? Et le jeton non fongible (NFT), n’est-il pas avant tout un simple « corps certain » ? Ces notions juridiques, non pas simplement séculaires mais millénaires, conserveront assurément leur utilité pour décrire l’écosystème et l’intégrer dans un champ normatif. Deux exemples qui montrent au passage le processus classique de subsomption des faits et phénomènes sous des notions de référence inhérent à l’élaboration et à l’enrichissement du langage juridique (comp. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, n° 275, p. 298), processus auquel le donné technique de l’écosystème des crypto-technologies ne devrait pas échapper.
La difficulté liée à la coexistence de deux logos juridiques parallèles ne serait pas mince. Elle a déjà été soulignée : « Il apparaît difficilement réaliste de voir se côtoyer deux droits reposant sur des bases différentes » (D. Legeais, op. et loc. cit.).
En réalité, le sujet n’est pas là. Car personne ne peut réellement douter que les grandes notions juridiques, comme les classifications fondamentales trouveront à s’appliquer de manière très naturelle. La question est plutôt de savoir si les notions et catégories traditionnelles seront suffisantes pour embrasser l’intégralité du spectre de cet écosystème crypto-numérique. A ce point de vue, force est de considérer, à la lumière de l’incroyable spécificité de cet univers, que des nouvelles figures juridiques ne manqueront pas d’apparaître.
C’est finalement une troisième voie, hybride, qui vraisemblablement triomphera : de nouvelles notions, voire de nouvelles classifications viendront compléter et renforcer le corpus juridique classique. Toute la question est alors de savoir si les premières ne risquent pas faire perdre leur cohérence aux secondes.
Naturellement, ces interrogations se posent hors de la Proposition de règlement MiCA. Elles trouveront leurs réponses au gré des législations à venir. A ce titre, la Proposition de la Commission européenne et le futur règlement sur les marchés de crypto-actifs participent déjà, même modestement, à ce mouvement qui conduira à extirper de la nébuleuse actuelle les notions et concepts juridique de demain.
L’Europe à l’heure des choix
Au législateur européen comme aux législateurs nationaux se poseront d’autres questions, parmi lesquelles le choix entre la rigueur de la norme retenue ou sa relative souplesse. Car l’on sait qu’un texte précis « engendre la sécurité dans les relations juridiques mais peut étouffer la réalité de certaines situations individuelles », alors qu’un texte plus imprécis « confère moins de sécurité (…) mais permet au juge de dégager une solution mieux adaptée aux faits » (J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, n° 212, p. 226). Il ne reste plus qu’à espérer que les uns et les autres opteront en conscience, et non par défaut.
L’Europe à l’heure des enjeux de la crypto-finance
Le 24 septembre 2020, la Commission européenne rend publique une Proposition de règlement « sur les marchés de crypto-actifs », règlement que les spécialistes connaissent sous le doux nom de « MiCA », pour « Markets in crypto-assets ». Elle suit de quelques jours le dépôt d’un rapport contenant des recommandations faites à la Commission sur les questions de la « finance numérique » et, en particulier, des « risques émergents liés aux crypto-actifs », rapport qui conduira à l’adoption d’une résolution par le Parlement européen le 8 octobre 2020.
L’Europe à l’heure des cryptomonnaies
Les instances européennes souhaitent à l’évidence ne pas passer à côté de cette nouvelle économie numérique, tant le greffon est déjà devenu une jeune et fringante sapinière. Il s’agit d’éviter d’effectuer un tout-droit à l’heure où le virage de la finance numérique et du web 3.0 approche à grande vitesse.
En 2020, donc, les décideurs européens ne se laissent pas détourner de leur objectif par la pandémie qui occupe tous les esprits. Et l’objectif est le suivant : « adapter l’Europe à l’ère du numérique ». Mais pas seulement. Car il faut que l’Europe « embrasse la révolution numérique et en devienne le fer de lance avec l’aide de sociétés européennes innovantes ». Les ambitions affichées ne sont pas minces.
Sont-elles précoces ? Sont-elles tardives ? Pour s’en faire une idée, il peut être utile de replacer le moment particulier de cette initiative européenne dans l’histoire – inévitablement récente – des cryptomonnaies (D. Ichbiah et J.-M. Lefranc retracent avec simplicité les principales étapes de cette genèse, in Bitcoin et cryptomonnaies pour les nuls, 2e éd., First, 2021, passim).
Les grandes étapes de la crypto
En septembre 2020, nous sommes douze ans après les premiers travaux de l’énigmatique Satoshi Nakamoto visant à créer ex-nihilo un nouveau système d’échange de monnaie (le 31 octobre 2008), et moins de onze ans et demi après la publication de son « white paper » qui le théorise et en fixe le cadre, et la publication des 30.000 premières lignes de codes qui marquent les conditions du début de la production de bitcoins (le 3 janvier 2009). Un peu plus de onze ans, donc, après les premières opérations de minage d’une cryptomonnaie et l’activation de la première blockchain.
Dix ans et demi après le tout premier achat réalisé en bitcoin par Laszlo Hanyecz (le 22 mai 2010) auprès d’un téméraire pizzaiolo : deux pizzas livrées à domicile – dont la valeur globale a été conventionnellement fixée par les parties à 25$ – au prix de 10.000 bitcoins (ce qui au passage mettrait chacune des deux pizzas, au cours actuel du bitcoin, au modeste prix de 210 millions de dollars). Dix ans et demi, donc, après le premier cours connu du bitcoin (0,0025$) et, plus fondamentalement pour nous juristes, après la toute première emptio-venditio de la crypto-ère !
Dix ans et demi après la création de la première plateforme d’échange de cryptomonnaie (en l’occurrence de bitcoins, seule cryptomonnaie alors existante) : l’ « exchange » Bitcoinmarket.com (le 17 mars 2010), immédiatement suivi de Mt. Gox (mi-2010). Et neuf ans et demi après ce moment surréaliste où le bitcoin, parti de nulle part, a atteint la parité avec la monnaie « réelle » de référence, le dollar (le 9 février 2011).
En septembre 2020, nous sommes huit ans après le lancement de Coinbase (en 2012), l’exchange de référence qui suivra le crash de Mt. Gox, et de cette autre plateforme d’exchange, Kraken, l’un et l’autre précurseurs des actuelles places de marché d’un genre totalement nouveau, puisque reposant sur du trading de jetons de cryptomonnaies et non plus d’actions de sociétés.
Six ans et demi après la première ICO (« Initial Coin Offering ») mise en œuvre pour le lancement du protocole Ethereum de Vitalik Buterin (en janvier 2014), et cinq ans avant la mise en vente des premiers Ether (le 30 juillet 2015) et l’exécution des premiers « smart contacts » sur cette blockchain.
Nous sommes six ans avant la création du premier « stablecoin » par la société Tether (en 2014) : l’USDT.
Cinq ans et demi avant que Coinbase devienne la première plateforme d’exchange dotée de toutes les autorisations légales pour opérer aux Etats-Unis (le 26 janvier 2015).
Trois ans avant la création de Binance (en juillet 2017), plateforme d’exchange qui deviendra la première d’entre toutes, en termes de capitalisation, dès le mois d’avril 2018 (entre 10 et 15 milliards d’euros de transactions y sont aujourd’hui réalisés quotidiennement).
A la date de la publication de la Proposition de règlement, le 24 septembre 2020 donc, il existe plus de 4.000 cryptomonnaies – altcoins et tokens (elles sont environ 4.500 aujourd’hui). La capitalisation boursière mondiale des cryptomonnaies tourne alors autour des 400 milliards de dollars.
A cette même date, nous sommes quatre mois avant l’introduction de Coinbase au Nasdaq (en janvier 2021), et quatorze mois avant le cours record du bitcoin à plus de 68.000$ (le 9 novembre 2021) et le passage de la barre des 3.000 milliards de dollars de capitalisation mondiale (actuellement, la capitalisation avoisine les 2.000 milliards).
En route pour la régulation
Au mois de septembre 2020, donc, les décideurs européens expriment distinctement la volonté de positionner l’Europe comme acteur majeur de cette nouvelle économie. Ils entendent se prémunir contre tout futur procès en attentisme ou en négligence. L’Europe n’a pas su prendre le train de l’internet natif et du web 2.0 ? Qu’à cela ne tienne ! Il ne sera pas dit qu’elle aura également manqué celui de la révolution de la finance numérique et du web 3.0 !
Les déclarations de principes sont enflammées, puisqu’au titre des objectifs de la Proposition figure la nécessité affichée que « le cadre réglementaire de l’Union applicable aux services financiers soit propice à l’innovation et n’entrave pas l’utilisation de nouvelles technologies ». L’Europe se montre consciente de la spécificité du sous-jacent technologique novateur sur lequel reposent les crypto-actifs, et plus généralement la finance décentralisée (DeFi), à savoir la technologie des registres distribués (DLT).
Au final, quatre objectifs – liés entre eux nous dit-on – sont dégagés par la Proposition : 1° assurer la sécurité juridique, par la mise en place d’un cadre juridique solide applicable aux crypto-actifs non couverts par la législation existante sur les services financiers ; 2° soutenir l’innovation, nécessaire à la promotion du développement des crypto-actifs et élargir l’utilisation de la DLT ; 3° dégager les niveaux appropriés de protection des consommateurs et des investisseurs, et assurer l’intégrité du marché contre les risques attachés aux crypto-actifs non couverts par l’actuelle législation sur les services financiers ; 4° garantir la stabilité financière face à la montée en puissance des stablecoins.
Liberté technologique vs contrainte étatique
Mais le plus important à retenir, pourrait-on dire, c’est que la Proposition préconise que « la législation existante ne fasse pas obstacle à l’adoption de nouvelles technologies ». La formule est certes rassurante, mais ne lève pas les incertitudes, bien au contraire.
Car réglementation, régulation, sécurité juridique, maîtrise des risques ne peuvent pleinement laisser libre cours aux innovations. Où l’on voit que le projet de texte européen contient en son sein une contradiction profonde entre des termes largement inconciliables dont il ne parvient pas à s’affranchir, puisqu’à l’objectif (« libérer et renforcer encore davantage le potentiel que la finance numérique peut offrir sur le plan de l’innovation et de la concurrence ») sont immédiatement accolées une limite et une contrainte, pour ne pas dire une menace sur l’avenir des crypto-technologies (« limiter les risques » de cette nouvelle économie numérique, notamment « la fraude, les cyberattaques ou les manipulations de marché », à l’égard des consommateurs et investisseurs).
Finalement, le sort de la crypto-finance, et d’ailleurs plus généralement du crypto-commerce, en croissance exponentielle et riche de potentialités à peine encore devinées, est désormais, pour ce qui concerne le territoire de l’Union (dans tous les cas le reste du monde fera bien son affaire sans nous), entre les mains du législateur européen, qui aura à planter son curseur, quelque part, dans la vaste plaine des contraires où s’ébattent à la fois libéralisme, voire libertarisme, et contrôle paternaliste, voire inquisitorial. Du choix qu’il fera dépendra la place conservée à l’audace, à l’innovation et aux changements de paradigmes.
Le juste milieu entre liberté décomplexée et contrainte tatillonne ou bloquante ne sera pas simple à trouver. Il fera des déçus, même si les plus optimistes diront toujours que réguler, c’est en somme valider. Ce qui a sa part de vérité.
Quel cadre pour la crypto-finance européenne ?
Dans sa lettre de mission du 10 septembre 2019, la Présidente de la Commission l’avait déjà annoncé : tirer le meilleur parti des cryptomonnaies tout en parant aux nouveaux risques qu’elles peuvent poser, tel est l’objectif. On imagine sans peine la bataille des idéologies qu’augure une telle feuille de route.
Il n’aura d’ailleurs pas fallu attendre bien longtemps pour que les premières tensions et inquiétudes pointent, et même que les premières indignations et moqueries fusent. Ce mouvement éruptif qui vient d’agiter la cryptosphère en ce début de mois de mars 2022, au gré des quelques déclarations et rumeurs qui ont récemment entouré les travaux relatifs à l’élaboration du Règlement MiCA, est symptomatique de la lutte que se livrent déjà les intérêts contraires en présence.
Nous relaterons brièvement cet épisode dans une prochaine chronique (MiCA #4). Préalablement, nous soulignerons que la Proposition de règlement consacre des notions qui relevaient, jusqu’à il y a peu encore, d’un langage métajuridique (MiCA #2), et préciserons schématiquement les principales thématiques qu’aborde le projet de règlement (MiCA #3).